Aux racines de l’innovation
« Ça fait 25 ans que je regarde les étiquettes nutritives derrière les boîtes à l’épicerie. C’est pas compliqué, c’est une obsession. C’est rendu au point, où ma blonde veut pu faire l’épicerie avec moi. », déclare avec un rire bienveillant Stéphane Le Moine.
À l’avant-garde des entreprises vertes sans même le savoir, cet innovateur de l’industrie bioalimentaire se voit davantage comme la continuité logique de son environnement d’agriculteurs que comme un prophète sorti du futur. « Je suis le dernier et quatrième enfant d’une famille d’agriculteurs de Laurierville. À la maison et sur la ferme, réutiliser et vouloir rentabiliser les choses, c’était naturel. Nous, les gens de terre, on a une tendance à voir les choses sur le long terme », affirme l’homme d’affaires émérite à la tête de Prorec depuis 27 ans, une entreprise faisant de la revalorisation de déchets agroalimentaires pour l’alimentation animale dans le secteur agraire. Toutefois, son implication entrepreneuriale et environnementale ne s’arrête pas là. Dans les huit dernières années, Stéphane Le Moine s’avère être notamment le président du conseil d’administration de Innoltek, une entreprise dédiée au développement de biocarburant. Bâtir des solutions durables pour les générations à venir le passionne.
Un rire rassembleur
Ce rassembleur né, possède un sens de l’humour redoutable. Selon lui, cela a été un facteur déterminant dans la composition de son identité comme leader. Le sens de l’humour est un avantage considérable pour quiconque veut s’entourer. Bien utilisé, il permet de communiquer de façon fluide et complice. Au fil de ses anecdotes chaleureuses et humoristiques, on voit que le facteur humain occupe une aussi grande place dans le cœur de Stéphane que le facteur environnemental. D’ailleurs, ce dernier avoue avoir une vie sociale très active. À l’école, c’est celui qu’on désignait comme responsable des tournois de ballon-balai. Dans la jeune vingtaine, il devient père de famille et entretient un large cercle d’amis. Après des études en zootechnie au cégep de Saint-Hyacinthe, lors de ses deux premiers emplois sur une ferme et dans une meunerie commerciale, on le relègue aussitôt à la vente et au poste de conseiller grâce à son entregent et d’une connaissance intime du milieu agricole. Tous ses frères aînés ayant poursuivi des études en agriculture, ce secteur fait partie de son ADN. Il est promu comme directeur de département et exerce ce métier durant deux ans. Toutefois, encouragé par son frère Martin qui a déjà son entreprise, il constate très rapidement que son esprit indépendant exige une certaine forme d’autonomie d’action. Il songe donc progressivement à partir à son compte grâce à un partenariat que son frère lui présente. Cela le mène à s’interroger sur ses aspirations et son identité.
Ne rien gaspiller, les origines de Prorec
Stéphane décide d’abord de se lancer et de s’associer dans les entreprises de Martin dans ce qu’il connaît le plus intimement, l’élevage. Il gère alors deux fermes porcines. En 1996, sur le marché, le coût de la viande porcine baisse et le coût du grain pour nourrir les animaux augmente. Encore dans un souci de ne rien gaspiller et pour réduire les coûts, les deux frères se penchent sur une solution de recyclage des déchets alimentaires pour nourrir leurs élevages. Ils se rendent rapidement compte que leurs recherches seraient profitables à la plupart des éleveurs. C’est ce que Stéphane appellera plus tard un « moment clé », c’est-à-dire une situation où les opportunités font naître un projet concret et dont la profondeur se révèle peu à peu à celui qui le porte. Stéphane réalise que leur projet ne sert pas seulement à être rentable, mais surtout à fonctionner de façon plus écologique. Ils peuvent offrir une véritable solution financièrement viable à l’industrie tout en préservant l’environnement. En six mois, Prorec est déjà établi. Anticipant notre époque dans laquelle les entreprises vertes font bonne figure, Stéphane doit maintenant convaincre les gens de la pertinence et de l’efficacité de son offre. Stéphane et Martin y mettent alors toutes leurs énergies et ils élargiront tout en consolidant un marché qui s’étend des maritimes jusqu’à l’ouest de l’Ontario.
« Se connaître le plus tôt possible », le fondement du leadership
Fonder une entreprise innovante de toute pièce force un être humain à évoluer hâtivement. S’il avait un conseil à donner à quiconque veut se lancer dans une telle aventure, Stéphane insiste sur le fait de « se connaître jeune ». Pour lui, la performance et la productivité sont liées à la passion et à l’intérêt. Au jeune entrepreneur en proie au doute, il rétorque :
« Si tu es bien, tu vas être bon. Tu feras des erreurs, mais tu apprendras. ».
Stéphane se questionne donc vers la fin de sa vingtaine à savoir s’il serait plus heureux comme éleveur que dans l’aventure Prorec. Finalement, il constate qu’il se sent investi de valeurs fortes. Cette entreprise constituera une façon idéale pour lui de les transmettre au monde comme ce le sera pour tous ses investissements subséquents. Cela lui donne la motivation nécessaire pour persévérer. Le marathon de l’entrepreneuriat oblige à être intègre pour y progresser à travers les défis sans abandonner ou négliger ses projets. « Quand on fait quelque chose qu’on aime, c’est plus facile de rester dedans. ». Il suggère de toujours se questionner à déterminer « si notre entreprise nous ressemble ». Pour lui, c’est le test ultime d’intégrité. Dans cet ordre d’idée, c’est également le secret afin de préserver sa fierté ainsi qu’un climat de travail propice à la joie et au progrès personnel. À cet effet, il recommande de demeurer près de son entreprise car « Faire vivre ses valeurs à distance, c’est difficile. ». Un leader dont la prise de décision est conséquente avec ses valeurs « prend sa place dans l’entreprise sans l’imposer ». Admettant avoir pris du sérieux au début de sa trentaine au gré des épreuves et des introspections, Stéphane sait qu’il veut être ce leader présent sans s’imposer. Il sait également que la « revalorisation de produits mal-aimés dans notre société » et « les solutions durables » seront les deux pôles essentiels de sa démarche d’entrepreneur.
Avoir un entourage sûr et élargir ses horizons
Pour mener ses objectifs à bon port en tant qu’entrepreneur, il a été et il est encore primordial pour Stéphane de bien s’entourer et de savoir trouver une équipe ajuster à ses besoins. À ce sujet, Stéphane se dit responsable de trois bulles pour trouver ses collaborateurs et veiller à leur bien-être : la bulle sociale, environnementale et économique. Il s’agit en première instance de traiter la question à sa racine : la composition de son équipe.
Prenant exemple sur la gazelle et sa vigilance extraordinaire, Stéphane réitère l’importance « de pratiquer sa vision périphérique et de ne pas marcher exclusivement au feeling». Il faut valider et « être sûr d’avec qui on est » afin de faire des choix plus éclairés. À cette fin, Stéphane préconise de « prendre du recul » sur des situations et de « garder un œil extérieur sur sa position » pour embrasser une multitude de points de vue encore une fois à l’instar de la gazelle. Afin de viser une efficience optimale, Stéphane prône une évaluation rigoureuse de ses besoins avant les périodes d’embauche. Par la même occasion, il souligne qu’il faut bien intégrer ce qu’il y a dans l’équipe avant d’engager de nouveaux éléments. Pour ce faire, le geste clé consiste à appliquer un mode de gestion participatif autant sur plancher que dans la planification stratégique. Stéphane conseille d’aller « voir les gens sur le plancher, mais aussi de constituer un comité de direction ». Il faut déterminer avec les gens sur le terrain « que pourrait être le plan » et puis « y aller ». L’équipe détermine les buts avec le leader afin que ce dernier puisse se remettre en question. Stéphane considère que cela permet de renforcir son humilité et son sens critique, deux qualités phares afin d’être un bon employeur selon lui.
Cultiver son réseau, une agriculture sociale
« Le développement durable c’est dans tout, le produit et les relations humaines. » rappelle Stéphane.
En plus de tisser des liens avec son équipe, un entrepreneur se doit d’établir des ponts avec sa clientèle et de soigner sa relation avec elle au fil du temps. Connu des meuneries commerciales de sa région, Stéphane avait déjà un carnet d’adresses bien fourni et rempli d’opportunités à ses débuts. Malgré cela, son entregent allait être mis à l’épreuve lors d’une campagne de maillage d’entrepreneurs d’une variété de secteurs. Stéphane devait convaincre ceux-ci de céder leurs déchets à la fin des années 1990. En 2007, il valorise les huiles de cuisson provenant de la restauration et les restaurants. Au fil des ans, il a dû établir une stratégie de communication et une confiance assez solide pour démontrer le profit de ses idées à des transformateur alimentaire fabricants de biscuits, des pâtissiers, et bien d’autres. Stéphane parcourt donc les usines des régions environnantes et de Montréal à la recherche de rejets alimentaires. Il va de nom en nom sur la liste du groupement des chefs d’entreprises pendant 15 ans.
Aux yeux de Stéphane, rentrer et rester en contact avec sa clientèle veut dire « partager des expériences et des souvenirs en commun ». Son humour lui sert à expliquer pourquoi un commerce peut « faire de l’agriculture au lieu des déchets ». C’est une économie pour les fournisseurs autant que pour les acheteurs. Pour convaincre, il faut de l’audace et de la patience. À cet égard, Stéphane a su expliquer comment tout n’est que protéine, lipide, matière et énergie sans perdre espoir en la force de son message. Parfois, l’éducateur doit rejoindre l’entrepreneur afin qu’un projet prenne de l’ampleur. Et pour cela, il faut prendre son temps.
L’audace de prendre le temps
Dans cette ère de vitesse et de course au succès, fier héritier des valeurs de son milieu, Stéphane Le Moine réaffirme l’importance de la lenteur et de ce qui est durable au sens premier. Dans cette optique, selon lui, il est préférable d’« aimer faire des pas sûrs». En ce qui concerne Stéphane, l’audace n’est pas une fulgurance ou un instant éphémère, mais un état ou une idée qu’on se doit de travailler tout au long d’une vie. À son avis, le profit monétaire à court terme est le plus gros piège de notre temps. Pour lui, il faut avoir l’audace de prioriser autre chose afin de faire fructifier ses profits dans la durée. Il réitère que « l’innovation est toujours plus durable qu’un coup d’argent. ». En acceptant les baisses et les fluctuations de son marché, Stéphane a su approfondir son expertise. Il n’a pas lésiné sur les investissements en allant recruter des agronomes spécialisés de France à la fine pointe de son domaine. La marge de profit est relative sur le long terme et celle-ci nécessite plus de vision et de persévérance que d’argent. L’adversité n’est pas une raison pour cesser d’investir. Quand, en 1999 et en 2000, l’usine de Prorec a été victime de deux incendies consécutifs après une courte vie de 5 ans d’activité, Stéphane a poursuivi sa recherche et son développement. Quand les coûts du maïs sont devenus si bas qu’il menaçait la valeur de son produit sur le marché, Stéphane a fait preuve de résilience et de patience. Ces périodes troubles de production ont toujours été des occasions pour lui d’améliorer les façons de faire de son entreprise.
« Être-là pour durer »
Stéphane répète que « la pérennité d’une entreprise passe par ses valeurs plus que par ses profits, même s’il faut faire suivre les coûts ». À son avis, il en va de même avec les sociétés. Lorsqu’on lui demande ses projets d’avenir au lieu de citer ses entreprises ou les ébauches d’un plan d’affaires, il répond : « Tout ce qui a une valeur alimentaire, il faudra le valoriser pour les humains aussi éventuellement. ».
Stéphane Le Moine encourage les nouveaux entrepreneurs à réfléchir à ce sujet, car l’avenir ne dépend pas strictement des politiciens et des artistes. C’est un travail de réflexion en société, la voix des entrepreneurs en fait partie. Pour Stéphane, c’est une grande source de motivation et d’enthousiasme plus qu’un reproche adressé à ses pairs. Malgré le chemin parcouru dans l’écologie et les pratiques entrepreneuriales, Stéphane Le Moine ne tient rien pour acquis. Il propose la formule : « des valeurs ça se protège, le temps les rend parfois trop fragiles ». Quand on demande à cet entrepreneur de l’audace et de la patience sa plus grande réalisation professionnelle, il évoque en souriant que le plus important pour lui est d’« avoir fait de ses valeurs des actions bien vivantes dans le monde, pas juste sur un bout de papier ou un mur. ».
Rédaction : Jean-Philippe Nadeau Marcoux
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